Depuis le début de la maladie, faire manger Lucas est devenu une tâche très compliquée, qui demande énormément de patience et aussi beaucoup d'imagination.
Dès la première hospitalisation Lucas a cessé de s'alimenter, il vomissait tant qu'il pouvait, et impossible de lui faire garder quoi que ce soit. A ce moment-là déjà on nous avait prévenus, l'alimentation allait devenir un sujet de préoccupation de tous les jours et il faudrait veiller à ce que Lucas mange le mieux possible car la perte de poids pouvait être très rapide. L'insistance des médecins m'avait un peu surprise, on venait d'apprendre que Lucas avait un cancer, sa vie était menacée, et ils se préoccupaient de nourriture...
Puis on nous a remis une liste d'aliments interdits jusqu'à la fin des traitements, et tout un tas de précautions supplémentaires pour les périodes d'aplasie. Et là nous nous sommes dit qu'en effet ça serait peut être un peu plus compliqué que ce qu'on pensait. Mais notre Lucas avait toujours eu bon appétit jusque là, alors nous étions confiants malgré tout. Il se rattrapperait dès qu'il irait mieux.
Mais, malgré tous nos efforts, il a bien vite fallu se rendre à l'évidence : le poids de Lucas chute à vue d'oeil. Il perd beaucoup de poids pendant les hospitalisations (certains diront "normal vu la tête des plateaux repas") puisqu'il ne mange quasiment pas et ce qu'il réussit à avaler ressort aussitôt, mais ce qui est problématique c'est qu'entre les cures il n'arrive pas à récupérer le poids perdu (du moins pas en totalité) et il retombe un peu plus bas à chaque nouvelle chimio.
Pourtant,nous faisons tout notre possible pour le remplumer quand il est à la maison. Nous avons tout essayé : enrichir les plats pour augmenter les calories, privilégier les aliments gras (pour le plus grand plaisir de Jade car ils étaient jusqu'ici limités au maximum à la maison !), lui faire les choses qu'il aime, le faire participer à la préparation des repas, décorer les assiettes pour rendre les plats plus ludiques, répartir les repas sur toute la journée pour faire de plus petites quantités, le laisser grignoter... Mais rien ne marche vraiment, et nous ne savons plus quelle attitude adopter : être patients, lui expliquer, se montrer ferme et se fâcher au bout d'un moment, ou au contraire éviter les conflits et le laisser manger ce qu'il veut / peut... Les repas sont inévitablement devenus des moments de crise, aussi pénibles et redoutés par Lucas que par nous d'ailleurs, et c'est d'autant plus problématique que c'est un truc qui revient assez fréquemment dans une journée ! Sans compter la prise des médicaments qui se rajoute elle-aussi au problème...
Pourtant ce n'est pas faute de faire des efforts, de notre côté mais aussi et surtout du côté de Lucas.
Il faut dire aussi qu'il a ses raisons notre petit bonhomme, les médicaments qu'il doit absorber constituent déjà à eux seuls un repas presque complet ! Et puis nous savons bien que tout cela est lié à la chimio et à ses effets pervers : nausées et vomissements (pendant les cures mais également en dehors), aphtes géants qui font tellement mal qu'ils empêchent d'avaler, perte d'appétit, modification du goût qui fait que Lucas recrache des aliments qu'il adorait jusque là parce qu'il leur trouve un goût métallique... La fatigue joue énormément aussi, comment le forcer à manger quand il n'a même pas la force de tenir debout et qu'il s'endort sur la table ?
Et puis je pense qu'il y a sans doute aussi une part de jeu, de défi de la part de Lucas, qui sent bien que nous sommes à cran et cherche nos limites. Peut être est-ce également une façon pour lui de montrer sa révolte et de nous dire qu'il en a marre de tout ce qui lui tombe dessus. Un ras-le-bol bien compréhensible !
Et quand enfin il exprime une envie, bien souvent il arrive que ce soit interdit par l'hopital... Que c'est compliqué !
Tout cela pour vous dire que malgré tous les efforts de mon loulou nous n'arrivons pas à enrayer cette perte de poids, et que le problème commence à inquiéter sérieusement les médecins. Nous avons franchi la première étape il y a quelques semaines, avec les compléments de nutrition orale, ces préparations hypercaloriques et enrichies en protéines que nous allons chercher à la pharmacie, mais désormais c'est la nutrition entérale qui est envisagée. Si le poids de Lucas n'est pas remonté au-dessus de la barre des 13kg avant le bilan pré-cure de jeudi il faudra lui poser une sonde naso-gastrique. Il s'agit d'un tuyau qui apportera une alimentation spéciale directement dans son estomac. On parle de "gavage", quel terme barbare, mais ainsi nous serons certains qu'il sera nourri suffisamment. Parce que son petit corps, pour se défendre et pouvoir se battre, il a besoin de reprendre des forces. Mais tout ça c'est difficile de l'expliquer à Lucas, parce que lui, il n'en veut pas du tout DU TOUT de ce bout de tuyau qui sort du nez. Moi aussi j'appréhende, d'ailleurs. J'ai beau me dire que c'est pour son bien, qu'il faut en passer par là pour qu'il aille mieux et que ce n'est pas si terrible que ça, c'est un véritable crève-coeur de savoir qu'on va encore lui imposer ça. Et puis j'ai le sentiment d'avoir échoué. Je ne peux déjà rien faire pour soigner son cancer, et je ne suis même pas capable de le nourrir correctement...
Bref, affaire à suivre. J'espère toujours que nous y échapperons, même si l'espoir diminue de jour en jour.
Vous vous demandez peut-être la raison du titre de l'article... Il s'agit en fait d'une réflexion de Lucas ce midi. Comme lorsqu'il était petit, nous comptions ensemble les quelques rares pâtes qu'il daignait avaler après de longues négociations : une pâte... deux pâtes... et Lucas a soudain été pris d'une grande inspiration et demandé : "si j'en mange plein, après ça fera un mille-pattes ?".